DE LA FRATERNITE : DEUX OU TROIS CHOSES QUE L’ON SAIT D’ELLE
La fraternité est un mot à la fois complexe, polysémique et opaque, mais c’est également un objet insaisissable et un sentiment fort et troublant que chaque humain peut ressentir. On laissera de côté la question du genre, encore qu’il soit loisible de se demander si la sororité[1] est identique à la fraternité ! Le français ne dispose pas d’un nom collectif signifiant à la fois « sœur(s) et frère(s) », au contraire de l’anglais siblings ou de l’allemand Geschwister.
*** Fraternité, fratrie, fratricide.
Stricto sensu, la fraternité (du latin fraternitas) désigne le lien de parenté biologique et de sentiments mutuels entre frères, et par extension entre enfants d’un même couple. L’amour fraternel (la relation affective adelphique [2]) est souvent forte et durable entre frères et sœurs, pouvant aller comme dans la fratrie de Musset jusqu’à une empathie fusionnelle et fictionnelle. Paul (1804-1880) vouait à Alfred un véritable culte tandis que ce dernier considérait Paul comme un modèle, une muse et une mère au point que l’auteur de La Confession d’un enfant du siècle (1836) voyait dans la fraternité stricto sensu le modèle de toute relation et qu’il proposera à George Sand en guise d’amour, une « camaraderie fraternelle ». Au-delà de toutes les particularités des parcours individuels, la fraternité repose entre autres sur la consanguinité, la vie commune et la durée car le plus souvent les relations dans une fratrie ont plus de chances de se prolonger si elles se sont appuyées sur une histoire riche, partagée et longue durent l’enfance. Néanmoins, faites d’inclination profonde, de solidarité matérielle et affective et de complicité, les relations au sein d’une fratrie sont tout sauf simples. La recomposition des familles (qui est un phénomène très ancien) n’a pas simplifié le problème [3]. Les rapports au sein de la fratrie sont complexes et changeants, la rancœur, la jalousie, voire plus, peuvent ne pas être très loin de l’affection. Le mot fratrie d’origine latine est porteur de cette ambiguïté alors que les grecs distinguaient la phratia [4] (les liens affinitaires) et l’adelphie (les liens du sang). Ambivalence qui se retrouve dans les arts et les lettres comme dans les frères Karamazov (1879/80) de Fiodor Dostoïevski où chacun des fils s’identifie à un idéal-type de la psychologie et de la société russes ou chez les sensibilités des Quatre filles du Docteur March de Louisa May Alcott (1868). Dans l’œuvre de Victor Hugo, on note même un apparent contraste entre les évocations adelphiques, heureuses dans sa poésie sombres dans ses romans. La psychologie et la psychanalyse ont investi la thématique des rapports infra-fraternels. Jacques Lacan popularisa le concept explicite de frérocité tandis que Philippe Caillé[5] et Robert Neuburger parlent de fratitude, état de concurrence mimétique, la fratrie sans la fraternité. En effet la fraternité ne s’identifie pas toujours à la fratrie car la fratrie est aussi le lieu du fratricide. Au-delà des crimes réels [6], l’inceste et le fratricide sont une constante incontournable et fondatrice de nombreuses mythologies
(Osiris/Set ; Caïn/Abel ; Remus/Romulus ; Gilgamesh/Enkidu[7] ; Gwyn/Gwythyr[8], Sunda/Upasunda[9] et nolens volens Hiram et ses « frères » mauvais compagnons).
***fraternisation, confrérie et fraternité.
- a) La fratrie est un fait, la fraternité reste à faire. La fratrie est une donnée sociale et ethnologique, la fraternité est un concept moral et spirituel. Si la fratrie est génétique et reçue (liens du sang), la fraternité est symbolique et volontaire. Ainsi la fraternité serait de se comporter dans les rapports interpersonnels, et plus largement dans les rapports sociaux, comme des frères/sœurs, il faudrait préciser comme de « bon(ne)s » frères/sœurs. On ne choisit pas sa famille [10], mais on peut choisir son équipe, son club, son parti, son église, son association, sa loge. On sort de la famille biologique pour entrer dans une famille construite, adoptée [11], plus vaste : cette sortie/entrée prend des formes plus ou moins denses, de la camaraderie juvénile, professionnelle ou politique [12] à la fraternité d’armes [13]. La fraternité présuppose la fraternisation, l’alchimie de se constituer frère. Elle relève d’une logique sentimentale, de l’inclination, de l’affect, de l’attachement, l’idée de sexualité en étant théoriquement exclue[14]. Fraterniser suppose la rencontre, l’échange, l’apprivoisement de l’altérité, la réconciliation. Comment ne pas noter que la fraternisation désigne également ce temps de suspension des hostilités entre belligérants ou ces moments le plus souvent fugaces (quelques jours, voire quelques heures) durant lesquels une sorte d’égrégore sociale semble abolir les frontières infrahumaines comme le « moment fraternité »[15] qui suivit la révolution parisienne de février 1848 ou la semaine de juillet 1998 qui vit la victoire au mondial de football de l’équipe black blanc beur sur l’air de I will survive.
- b) La fraternité est également le ciment d’un nombre certain d’associations [16], légales ou non, secrètes ou non, plus ou moins ritualisées dont les membres se considèrent comme frère (sœur) le plus souvent à la suite d’une réception plus ou moins cérémonieuse, d’une intronisation ou d’une initiation. La fraternité initiatique, ou plus exactement la fraternisation (au sens de se construire comme frère avec l’autre) dans le processus initiatique présuppose un corpus et des modes d’amalgame qui constituent le moyen d’agrégation du néophyte, de sa déconstruction/reconstruction et de sa transformation. Entre frères (et sœurs) choisi(e)s, la socialisation, la fraternisation au sens psycho-affectif, passe ainsi par des conduites d’initiation qui comprennent des pratiques rituéliques, des discours partagés, des homologations symboliques et le plaisir d’être inclus
ensemble. La fraternité/fraternisation comme composante d’un processus initiatique (à la fois comme mise en chemin (initium/initio) et comme objectif/but (télétè/télos) implique ainsi, engendre et soutien de nouveaux rapports à soi et aux autres.
- c) Par élargissements successifs, cette acception a débordé le cadre familial et confraternel pour investir le champ du politique, du social, du philosophique et du religieux à un niveau plus vaste, y compris jusqu’à la nation/état [17]. C’est le cas de la France. Progressivement, la fraternité fut associée à la liberté et à l’égalité durant la période révolutionnaire, avant que ce triptyque ne soit adopté comme devise officielle d’abord le 27 février 1848 (Seconde République), puis le 14 juillet 1880[18] (Troisième République). Néanmoins, les trois termes ne sont pas isonomiques. La liberté et l’égalité relèvent du contrat social, de la loi, du droit, du statut. Elles peuvent être définies par des bénéfices et des devoirs. La fraternité est un impératif moral. Elle assure par l’affect, le sentiment, le regard vers l’autre, l’équilibre entre la liberté et l’égalité, valeurs antagonistes et complémentaires. C’est elle qui devrait empêcher la liberté d’être individualiste et l’égalité d’être niveleuse.
A cause de sa nature présumée sensible, voire romanesque, d’aucuns ont pensé lui préférer deux notions censées être plus concrètes, plus objectivées : la solidarité et/ou la laïcité, deux termes éloignés de la dimension émotionnelle et de la fragilité conceptuelle de la fraternité. Dans ce nouveau triptyque, la fraternité serait la vertu par laquelle les concitoyens admettent qu’ils sont amis, libres, ressemblants et solidaires et qu’ils acceptent de faire à la fois communauté et différence ensemble. La solidarité est l’expression concrète du contrat social, destinée à maintenir et conforter la cohésion sociale, en mettant en œuvre une justice distributive, par un transfert des revenus et des richesses. La laïcité, dans son principe, peut être définie comme un lien constitutif obligatoire de la cité démocratique. Elle permet à tous les individus d’un pays, qu’ils croient au ciel ou qu’ils n’y croient pas, qu’ils fassent partie d’une institution religieuse ou pas, qu’ils pratiquent ou non une religion ou qu’ils se réfèrent à une spiritualité ou une philosophie particulière ou à aucune, de participer en citoyens à la vie publique, à égalité de droits et de devoirs. Si la solidarité et la laïcité peuvent être définies concrètement, juridiquement, la fraternité reste toujours un sentiment d’appartenance, de reliance, voire plus si affinités, diffus et imprécis plus qu’un principe de droit. On ne peut légiférer sur la fraternité.
*** Du frère à l’autre, au tout-autre comme frère.
Lien, mode et éthique familiaux et socio-politiques, la fraternité est aussi un lien, un mode et une éthique universels. Il est difficile de préciser quand ce sentiment a germé chez l’homo sapiens, où et comment dans le long et lent processus d’humanisation, il est devenu (ou plutôt qu’il a eu l’intuition qu’il pouvait être) homo humanus fraternitatis. Peu ou prou, la fraternité est présente dans diverses religions, spiritualités et philosophies dès l’antiquité.
Le Lévitique élargit les rapports des frères à l’autre en général :
« Tu ne te vengeras point et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (XIX, 19).
Le Bouddha préconise l’amour familial et l’amitié tout en cultivant Maitrī, la bienveillance incommensurable pour tous les êtres :
« Ainsi qu’une mère surveille et protège son unique enfant au péril de sa vie, ainsi doit-on chérir tout être vivant avec un esprit sans limite »[19].
L’Ecole pythagoricienne fut en même temps une société ésotérique fermée sur ses spécificités et une société exotérique ouverte sur l’universel.
L’adelphie se déploie dans le Nouveau Testament, notamment les Actes des apôtres. La fraternitas apparaît au IIe siècle chez des auteurs chrétiens. Elle est présente dans les paroles de Muhammad :
« Nul ne sera véritablement croyant tant qu’il n’aimera pas pour son frère ce qu’il aime pour lui-même »[20].
En Occident, la fraternité prit une forme laïcisée à partir de la Renaissance et de la Réforme. Depuis, elle fut et demeure le ciment de nombreux projets utopistes et/ou communautaires, des courants pacifistes et non-violents et de divers mouvements citoyens et modes de vie alternatifs. Elle figure (comme obligation) dans l’article premier de la déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948 :
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.»
Cette adelphie universelle a répondu et répond à un impératif humaniste, comme y invitait le pasteur Martin Luther King :
« Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots » (1968)[21].
La fraternité à l’échelle du monde suppose la prise en compte et le respect de l’humanité et de chacun de ses membres dans leurs droits et leurs besoins. Elle implique l’acceptation de tous dans leur singularité sans poser de critères de race, d’âge, de différence physique, de catégorie sociale, de culture, d’orientation sexuelle. Elle doit même prévoir le désaccord. Elle s’inscrit dans l’opposition au désir mimétique cher à René Girard. Elle induit l’impérative obligation (comme une sorte de fatum) aux humains de s’aimer, grâce à une identification réciproque, précisément parce qu’ils sont frères, comme l’énonce Emmanuel Levinas :
« Le statut même de l’humain implique la fraternité et l’idée du genre humain »[22].
Au-delà des mots, de la spéculation intellectuelle et de l’émotion, la fraternité universelle est difficile à cerner, à définir : Agapè à l’échelle de la planète ? Conscience forte, individuelle et collective, d’appartenir à une même humanité ? Dénominateur altruiste à toutes les grandes visions humanistes du monde ? Philosophie de l’universel ? La fraternité universelle est peut-être un doux rêve ? Une utopie ? [23] Une uchronie ?
La fraternité est pour le moins un véritable programme (idéal) de développement social, intellectuel, éthique et spirituel de l’humanité en marche, dans un élan vital de construction. Plus largement, elle s’inscrit dans une interdépendance totale avec le vivant. Peut-être ce processus de fraternisation serait à la fois l’outil, le but et le sens (signification) de l’humanisation ? Quoiqu’il en soit, il ne semble pas y avoir de fraternité universelle sans sacralisation [24]. Le sacré est le plus sur (au sens d’efficace) moyen de mise en commun dont dispose un ensemble massif, hétérogène et hétéroclite (bref l’humanité) pour faire corps et perpétuer. Inutile cependant de lever les yeux au ciel, la fraternité est immanente. Elle n’est pas un viatique du salut. La fraternité n’est pas la grâce.
La fraternité est un mot agréable, sonore, emphatique, chimérique peut-être ? Comment articuler son aspiration et son incarnation, sa verticalité et son horizontalité ? Aimer son frère comme soi-même ? Aimer tous les humains en frère (en sœur) ? La voie est étroite, rugueuse, longue. Il faut donc postuler que la fraternité est ontologique. Etre humain, c’est être frère (sœur), c’est être en empathie avec l’autre. On peut toujours se déclarer frère (sœur), l’essentiel est de se faire frère (sœur). La fraternité est une réalité anthropologique. La fraternité est un projet éthique. Vivre en fraternité, c’est être soi-même comme un autre [25] comme le développe Paul Ricoeur. La fraternité co-fonde l’individu et l’humanité, le temple de chacun, un temple pour tous.
[1] L’anglais dispose de deux mots pour traduire cette notion : sorority traduit les liens entre filles nées d’une même mère et sisterhood, les relations d’affinités et/ou de proximité entre femmes.
[2] Adelphie : naissance d’une même mère.
[3] L’empereur Auguste, cousin au 4e degré, puis fils adoptif et héritier de Jules César, adopta à son tour comme fils et héritier Tibère, fils d’un premier mariage de sa 3e femme Livie, laquelle fit ensuite adopter à son empereur de mari, un de ses arrière-petit-fils issu de sa première union Caligula, et les recompositions continuèrent au sein de la dynastie Julio-claudienne.
[4] Fratrie latine et phratria grecque. La phratria (de phratêr, membre d’une même « clan ») désignait une association d’individus liés par des rites et usages communs et qui se disaient apparentés.
[5] Fratries sans fraternité in Cahiers critiques de thérapie…, 2004/1, n° 32, p. 11/22.
[6] Cf. Haddad Gérard, Le complexe de Caïn. Terrorisme, haine de l’autre et rivalité fraternelle, Clamecy, éditions Premier Parallèle, 2016.
[7] Mythologie mésopotamienne.
[8] Mythologie galloise.
[9] Mythologie indienne.
[10] C’est vrai pour sa famille utérine, mais on peut construire sa famille conjugale.
[11] Néanmoins dans de nombreuses sociétés, les initiations d’âge sont quasi-obligatoires.
[12] Cf. la proposition de la révolutionnaire féministe russe Alexandra M. Kollontai (1872/1952) d’une nouvelle divise : Liberté, égalité, camaraderie, ce dernier terme désignant une nouvelle morale sentimentale, l’amour-camaraderie ou l’amitié érotique.
[13] Paradoxe, la fraternité d’armes est d’origine belliciste. Elle n’est pas empathie mais construction contre l’ennemi. On se fait frère contre l’autre.
[14] Cf. l’expression : vivre comme frère et sœur.
[15] Le 27 février 1848, la nouvelle république adopte pour la première fois comme devise officielle « Liberté, Egalité, Fraternité ». Dans la Constitution du 4 novembre 1848 précisera dans son article IV que la République « a pour principe la Liberté, l’Égalité et la Fraternité » et « pour base la Famille, le Travail, la Propriété et l’Ordre public ».
[16] Sans être exhaustif, citons les Fraternités ou Sororités d’étudiants (comme la célèbre Skull and Bones, de l’Université Yale, au Connecticut), les groupes scouts, les loges maçonniques, certaines confréries religieuses ou corporations de métier, mais également des sociétés secrètes politiques comme l’Irish Republican Brotherhood, voire des associations criminelles ritualisées (Cosa Nostra, Triades chinoises, Yakusas japonais).
[17] Cf. Debray Regis, Le moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009.
[18] Inscription sur les frontons des édifices publics.
[19] Metta Sutta [Metta = Maitrī] en pali (vieille langue indo-aryenne)] [Sutta de la bonté bienveillante] / Suttanipâta = Choix d’instructions, I, 8.
[20] Selon deux recueils de hadîths [propos tenus par Muhammad et rapportés par ses compagnons] le Sahîh d’Al-Bukhârî & le Sahîh Muslim.
[21] Discours du 31 mars 1968, à Washington, cinq jours avant son assassinat.
[22] Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961.
[23] Attali Jacques, Fraternités. Une nouvelle utopie ? Paris, Fayard, 1991.
[24] Attention à ne pas amalgamer : sacré/spirituel/religieux/divin !
[25] Paris, Seuil, 1990.
Extraits de De la Fraternité : deux ou trois choses que l’on sait d’elle, in GLNF.Magazine n° 117, Paris, mars 2018, p. 28/30.
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